MISE À L’ŒUVRE / Que devient le travail quand on cesse de travailler ? En 2011, Damien Beguet et Pierre Nicolas Ledoux réactivent l'œuvre d'un autre, Ludovic Chemarin, qui avait décidé de mettre fin à sa carrière artistique six ans plus tôt(1). Depuis, c'est sous son nom et avec son accord qu'ils donnent des conférences, produisent des expositions et des publications - une pratique rendue possible à la fois par le droit (rachat de marque déposée, cession de droits de représentation, de reproduction, d'adaptation), et par une relation amicale entre les trois acteurs du projet. Derrière cette étrange résurrection artistique : la soustraction d'une personne à son milieu professionnel (en l'occurrence le marché de l'art) et tout ce que cela implique de remise en question. Statut de l'œuvre d'art, de son auteur·ices, notions de valeur et d'authenticité. Les six ans qui séparent la fin de la carrière de Ludovic Chemarin et la récupération de son œuvre forment une latence singulière durant laquelle les conditions d'existence du travail sont à l'épreuve. Lorsqu'il est au point-mort, il semble s'autonomiser.
IMPLEMENT / What really happens to your work when you stop working? In 2011, Damien Beguet and Pierre Nicolas Ledoux decided to reactivate the work of another, Ludovic Chemarin, who end his artistic career six years earlier(1). Since then, they give talks, produce exhibitions and publications under his name - a practice whose legitimacy rests on both law (registered trademark, representation rights, reproduction and adaptation rights), and a friendly relationship between the three actors of the project. This strange artistic resurrection bring to light what it really is to remove yourself from your professional environment (art market in this case) and all questions that it implies on artworks, author status, value and authenticity notions. The period that separate the end of Ludovic Chemarin’s career and the recovery of his work form a special kind of latency during which the work conditions of existence are challenged.
1 : www.ludovic-chemarin.com
Image : Transformation 2, vidéo en boucle, 4’40’’, 2021 (vimeo) - ©Noémi Lancelot
Image : Transformation 2, vidéo en boucle, 4’40’’, 2021 (vimeo) - ©Noémi Lancelot
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NOS ABRIS MUTENT / Durant la première vague, le confinement a changé nos refuges en lieu de vie clos, terrain d'expérimentation redécouvert. Le rythme de la vie s'est tordu, pris dans une temporalité que l'isolement est venu déformer. Des automatismes se sont installés, mettant en pratique notre corps dans l'espace habitable. Le vivant, à l'extérieur, vécut certes un soulagement pendant le confinement, mais au-delà des images d'animaux de retour en ville : des courbes, des chiffres. Si l'année 2020 a marqué la plus forte baisse d'émissions de gaz à effet de serre de l'histoire, les preuves d'un rebond rapide de la demande et des émissions d'énergie dans de nombreuses économies soulignent le risque que les émissions de CO2 augmentent considérablement en 2021, une fois les économies reparties(1). Où sommes-nous réellement à l'abri ? Face à la décadence dans laquelle sont plongés les écosystèmes, reconnaître l'espace dans lequel on se trouve comme étant un ’chez nous’ est devenu un sentiment complexe, entre désir de liberté inassumé et volonté prétendument protectrice. S'approprier le terrain de notre vie peut être qualifié de comportement naturel : Mécanisme de défense, logique territorialiste, exercice de domination incorruptible, … qui pourrait venir ôter leurs charmes aux maisons qui nous abritent ? Pendant que dalles et charpentes l'alourdissent, l'environnement voit les refuges du vivant se briser de façon exponentielle. On quitte nos villes pour fuir les eaux ou la sécheresse, mais plus aucun abri ne tient la route. Les forêts sont possédées, les rivières toxiques et les plages en proie aux algues colonisatrices.
OUR SHELTERS MUTATIONS / During the first wave of Covid-19 pandemic, lock-down changed our houses into enclosed living spaces, new experimental grounds. The rhythm of life has twisted, trapped in a distorded temporality. Automations appeared, putting our body into shelter practices. Outside, life has certainly breathe, but, beyond hopeful images of animals walking in town: statistic curves and figures for the future. While 2020 marked the biggest drop in greenhouse gas emissions in history, evidence of a rapid rebound in energy demand and emissions in many economies underscores the risk that CO2 emissions will increase considerably in 2021(1).So where are we really safe? Faced with ecosystems decadence, recognizing the space in which we find ourselves as being a ‘home’ has become a complex feeling, between unfulfilled desire for freedom and a so-called protective will. Appropriating the land of our life can be seen as natural behavior: autodefense mechanism, territorialism, unstoppable domination, … who could come and remove those charms to building sheltering us? Environment sees living things refuges break up exponentially, while slabs and roof weigh it down. We project to leave our cities to flee the waters or the drought, but no haven can support our contemporary need. Forests are possessed, rivers poisonous and beaches colonized by toxic algae.
1 : Global Energy Review, 2021 - Agence Internationale de l’Energie (iea.org)
Image : ©Marie Biaudet
Image : ©Marie Biaudet
HORS L’ÉCRAN / Après son discours sur les avancées de l'intelligence artificielle et de la mécanique quantique au forum de Davos, le président français a présenté deux grands axes de conséquences directement liés à ces “progrès technologiques”. Le premier : “nous continuerons à innover et à accélérer”. Le second : “ il y aura des impacts en termes d'ajustements sociaux […], le sujet des inégalités sociales va être encore plus prégnant […], ces innovations vont être des accélérateurs de nos problèmes sur le plan social et démocratique(1).” Lorsque le numérique domine sur tous les plans, de notre plus profonde intimité jusqu'à la gouvernance mondiale en passant par le monde du travail, de la santé et de l'éducation, est-il encore possible de vivre en tant qu'artiste - et plus généralement en tant que personne - sans être lié au monde virtuel ?
OUT OF SCREEN / The digital ecosystem and current technological innovations worsen and will continue to worsen inequalities. This is what emerged from one of Emmanuel Macron’s statements during the Davos forum on January 26, 2021. After his talk about advances in artificial intelligence and quantum mechanics, the french president presented two main axes of consequences directly linked to these “technological progress”. First: “ we’ll continue to innovate and accelerate”. Then: “there will be impacts in terms of social adjustments […], the subject of social inequalities will be even more significant […], these innovations will accelerate our problems on social and democratic levels(1).” If digital technologies dominate, from our intimacy to global governances, including fields of work, health and education, is it still possible to live as an artist – and more generally as a person – without being linked to virtual world?
1 : Le rêve de M.Macron, Reporterre - 16 Mars 2021 (reporterre.net)
Image : Distance, rendu 3D, ©Dmitri Eremeev - ONSA
Image : Distance, rendu 3D, ©Dmitri Eremeev - ONSA
SOUPAPE NARRATIVE / En Janvier 2020 s'est tenue la 48ème édition du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême. Un événement marqué cette année par un mouvement de grève : plus de 200 auteur·ices se sont rassemblé·es dans un lâché de crayon général ayant pour mot d'ordre le statut des dessinateur·ices de bédé et l'inaction de l'Etat en la matière. Le secteur a le vent en poupe, tout le monde lit de la bande-dessinée. Avec plus de 4000 nouveaux albums sortis en 2020, elle touche un public très large et offre de nouveaux imaginaires à chaque génération. Dans sa thèse Psychanalyse de la Bande-dessinée, Serge Tisseron parle de ce que nous cherchons à travers elle comme “des représentations de nos états intérieurs et un cadre pour nos pensées”. Pourtant, la précarité dans laquelle vivent les auteur·ices est bien connue : iels ne touchent que quelque centimes sur la vente d'un exemplaire de leur livre, la majorité d’entre elleux n'a jamais bénéficié d'un congé maladie ou d'un congé maternité et deux tiers ont un emploi alimentaire en parallèle.
LET OFF STEAM IN NARRATION / The 48th edition of the Angoulême International Comic Strip Festival took place in January (2020). Each year, the event gather hundreds of authors, publishers, and thousands of comic strips fans. But during this edition, authors got together to drop their pencils, claimed for their rights and protest against the government inaction in cartoonists’ status. Everyone read comic. It became a massive cultural industry and a legit artistic practice called 9th art, as well as cinema, painting, sculpture etc. With more than 4000 new albums released in 2020, comic strips reaches a very large audience and offers a brand new universe to each generation. In his thesis Psychoanalysis of Comic Strip, Serge Tisseron talks about what we are looking for through it as a “representation of our inner states and a framework for our thoughts”. However, the precarious situation in which authors lives is well known : they only get a few cents per sale, the majority have never benefited from sick leave or maternity leave and two thirds of them have an other job at the same time.
Image : Sabine, feutre sur papier, ©Louisa Vahdat
FUNAMBULE CYPER-DÉPENDANT / Aux Etats-Unis, plus de la moitié des transactions boursières sont effectuées par des algorithmes informatiques - la machine analyse, achète et vend des actions en moins d'une milliseconde grâce à une base de données boursières en constant mouvement. Ce flux ultra-rapide d'informations rend le système opaque aux analyses humaines, les opérateurs virtuels ne sont donc que très peu manipulés par les traders. Le logiciel s'auto-alimente et il est impossible de savoir comment il fonctionne réellement, impossible de prédire avec exactitude ce que va donner une opération. La société capitaliste tout entière dépend de cet organisme, presque vivant, réseau transactionnel étendu et autonome. De nombreux artistes travaillent avec ce type d'outils, directement ou non, via des logiciels numériques complexes. Pas seulement en guise de substitut à une technique traditionnelle, mais comme un matériau à part entière, qui prend le dessus sur la pratique comme le font les algorithmes avec la bourse. L’inconnue qu’il comporte transforme l'acte créatif en une expérience ingouvernable. Explorant la matrice, l'intelligence artificielle et les environnements virtuels, les artistes se livrent à une introspection, aux frontières du monde scientifique et des fractures sociales.
CYBER-DEPENDANT TIGHTROPE WALKER / In United States, more than half of the stock trades are carried out by computer algorithms - buying and selling stocks each milliseconds, thanks to an infinite base of stock market datas. This base is invisible to human analyzes because of a constant and really fast flow of informations so virtual operators are insignificantly manipulated by human traders. The software feed itself, we do not know how it works and we can not predict with precision what result an operation will give. Entire capitalist society depends on this almost living organism, a gigantic web of autonomous transactions. Many artists work with those type of self-ruling tools, directly or not, through complex digital softwares. Not just as a substitute of traditional technique for creation but as a material on his own, which prevail practice, as trading computer does with stock market. Particularly because it is made of black boxes, unknown contents, obscure parts that reshape creative act into a constant and uncontrollable experience. Exploring the matrix, artificial intelligence and virtual environments, digital artists engage themselves in introspection between scientific world and social fracture.
Image : ©Benjamin Hall
ON EST VERNI / Pour son numéro de vernissage, Oozin’ interroge Jukka Suhonen, peintre et dessinateur finlandais, sur les rapports qu’il entretient avec le monde de l’art, à la fois en tant qu’artiste et en tant que travailleur au sein d’une institution muséale. Le vernissage, c'est la concrétisation d'une relation triangulaire entre l'artiste, son travail et le monde extérieur. Comment les artistes vivent-ils ce rôle ? Sont-ils à l'aise avec la mondanité ? L'art est-il un vrai travail ?
OPENING / As the opening of Oozin’ revue, we asked finnish painter Jukka Suhonen on his feelings about art world, as an artist but also as an art worker in an institutionnal context. The opening is the embodiment of a triangular relationship between artist, his work and the world. How do artists live their role in society ? Are they easy with worldliness ? Is art a real work ?
Image : The Kiss, technique mixte sur papier, ©Jukka Suhonen
journal / contact
Noémi Lancelot
Marie Biaudet
Onsa
Louisa Vahdat
Benjamin Hall
Jukka Suhonen
OOZIN’ est une publication bilingue qui tend à rendre visible les réalités des travailleuses et des travailleurs de l’art. Elle est diffusée sous la forme d’un journal imprimé en risographie.
Entretiens et conception graphique : Thomas Ducrocq {chmp}.
Entretiens et conception graphique : Thomas Ducrocq {chmp}.
OOZIN’ is a bilingual magazine that tends to make art workers realities more visible/readable. It also exist in the form of a risoprinted newspaper.
Interviews and design : Thomas Ducrocq {chmp}
Interviews and design : Thomas Ducrocq {chmp}
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